Les agriculteurs européens sont en ébullition et leur colère grandit : elle s’est manifestée ces dernières semaines par des blocages de routes et des défilés de tracteurs. En France, en Allemagne, en Lituanie, en Pologne et en Roumanie, tout comme peu avant aux Pays-Bas, les agriculteurs sont descendus dans la rue pour protester.
Bien que les manifestations des agriculteurs visent des problèmes nationaux, ils sont unis par leur inquiétude face aux défis croissants auxquels l’agriculture est confrontée, dont les conditions climatiques extrêmes, la grippe aviaire et l’augmentation des coûts du carburant. Une autre source de mécontentement est une réglementation que les agriculteurs considèrent comme excessive, y compris au niveau européen. À cela s’ajoute l’afflux de produits agricoles ukrainiens dans l’UE depuis la suppression des droits de douane en 2022. La Commission européenne doit bientôt annoncer ses intentions quant à la prolongation de cette exemption des droits de douane, qui expire en juin.
L’agriculture est un thème majeur à l’approche des élections du Parlement européen, en juin, et au moment où les sondages indiquent un succès croissant de l’extrême droite et des nationalistes, qui s’engagent avec véhémence pour les questions agricoles. Les agriculteurs constituent un « électorat très important », a déclaré le député européen et vice-président du groupe socialiste au Parlement Pedro Marques.
Afin d’apaiser les tensions, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a inauguré jeudi un nouveau format de dialogue stratégique qui réunit agriculteurs, organisations environnementales et industrie dans le but de développer des solutions aux problèmes de l’agriculture en Europe. Selon la politicienne, tout le monde s’accorde à dire que les défis sont de plus en plus nombreux.
Parmi les questions les plus importantes figurent des sujets tels que le revenu des agriculteurs, la durabilité, l’innovation technologique et la compétitivité. Ces thèmes ont aussi été abordés mardi lors de la réunion des ministres de l’Agriculture de l’UE au sein du conseil Agriculture et Pêche (AGRIFISH). Au programme également, l’inquiétude soulevée par le fait que la transition verte risque de compliquer encore les choses pour les agriculteurs.
Le dialogue au niveau de l’UE vise à développer de nouvelles solutions et à parvenir d’ici l’été 2024 à une vision commune afin de la présenter à la Commission européenne. L’initiative, qui n’a été confirmée qu’en fin de semaine dernière, avait déjà été promise par von der Leyen en septembre dernier. La présidente demandait « moins de polarisation » et assurait que « l’agriculture et la protection de la nature peuvent aller de pair ».
La puissante association agricole européenne Copa-Cogeca a qualifié l’initiative de « bienvenue, même si elle tarde à voir le jour », ajoutant que « la portée des discussions reste particulièrement vague ».
Manifestations dans toute l’Europe
La veille, le 23 janvier, des manifestations ont eu lieu devant le Parlement européen à Bruxelles. « Les manifestations vont s’intensifier car le mécontentement grandit, et cela aura un impact sur les élections européennes », a déclaré Stéphane Bleuzé, agriculteur français, à cette occasion. « Nous sommes venus à Bruxelles parce que c’est là que se décident les règles qui nous concernent. »
Marion Maréchal, nièce de Marine Le Pen et cheffe de file du mouvement de droite français Reconquête aux élections européennes, a participé à la manifestation de Bruxelles pour critiquer les politiques agricoles de l’UE.
Le syndicat flamand Algemeen Boerensyndicaat (ABS) a déclaré que « l’action d’aujourd’hui est un nouvel appel à l’aide » et que « les agriculteurs ne demandent pas grand-chose, seulement à remplir leur rôle social et à être traités de manière juste ».
En Allemagne, par exemple, les agriculteurs en colère protestent depuis des semaines contre la réduction des subventions au diesel, notamment en organisant des manifestations de masse dans plusieurs villes où ils bloquent la circulation avec des tracteurs et d’autres engins agricoles. Le gouvernement s’est déclaré prêt à atténuer la mesure en ne supprimant les subventions au diesel que dans trois ans, tout en maintenant sa politique pour le reste. La coalition du chancelier Olaf Scholz est sous pression pour augmenter les recettes fiscales ou réduire les dépenses afin de combler un important déficit budgétaire. Les manifestations d’agriculteurs à l’échelle nationale ont déclenché un débat sur la mesure dans laquelle les agriculteurs sont instrumentalisés pour servir les intérêts des partis d’extrême droite.
En Autriche voisine, dont les citoyens voteront à l’automne pour élire le Conseil national, le parti de droite FPÖ a organisé la semaine dernière une manifestation d’agriculteurs. L’association d’agriculteurs du parti conservateur ÖVP a alors reproché à la FPÖ d’« instrumentaliser les agriculteurs à des fins partisanes » et s’est distanciée de ce « jeu électoral [mené] aux dépens des agriculteurs ».
En France, la colère croissante des agriculteurs français s’annonce comme le premier grand défi pour le gouvernement nouvellement nommé du président Emmanuel Macron. Le week-end dernier, le nouveau Premier ministre Gabriel Attal a rendu hommage au secteur agricole du pays, réagissant ainsi au mécontentement croissant des travailleurs agricoles. Un paquet de réformes visant à remédier à certains dysfonctionnements a été reporté pour recevoir de nouveaux ajustements. Le député européen Jordan Bardella, qui mènera le parti d’extrême droite Rassemblement national aux élections de juin, a affirmé qu’il y avait une colère croissante contre « l’Union européenne et l’Europe de Macron », lequel, selon Bardella, « veut la mort de notre agriculture ». Certains observateurs politiques estiment que cela pourrait constituer un défi majeur pour les partis politiques français établis.
Ces derniers mois, l’« exaspération » s’est également répandue en Pologne, en Roumanie, en Slovaquie, en Hongrie et en Bulgarie, où les producteurs dénoncent avant tout la « concurrence déloyale » de l’Ukraine, qu’ils accusent de casser les prix de ses céréales. Après l’invasion russe de l’Ukraine, l’exportation de produits agricoles ukrainiens par les voies dites « de solidarité » a entraîné des perturbations sur les marchés intérieurs de ces pays.
En Pologne, les protestations ont conduit à la démission du ministre de l’Agriculture en avril 2023. En novembre, des agriculteurs polonais, soutenus par des camionneurs, ont commencé à bloquer les points de passage de la frontière avec l’Ukraine. Après un accord avec le gouvernement polonais, les agriculteurs ont suspendu leur blocus le 6 janvier.
En Roumanie, les protestations des agriculteurs et des transporteurs ont commencé le 7 janvier. Des centaines de tracteurs et de camions ont bloqué le trafic frontalier, compliquant l’entrée dans le pays des camions de céréales en provenance d’Ukraine. Les agriculteurs réclament une compensation pour les pertes provoquées par la perturbation considérable du marché des céréales due à l’importation depuis l’Ukraine de céréales bon marché qui, selon eux, ne répondent pas aux normes européennes.
Le 21 janvier, le ministre bulgare de l’Agriculture et de l’Alimentation, Kiril Vatev, et le Premier ministre, Nikolay Denkov, ont rencontré la Fédération nationale des producteurs de céréales et la Chambre d’agriculture bulgare afin de discuter du statu quo et de prévenir d’éventuelles futures manifestations. Les agriculteurs avaient organisé une manifestation à Sofia en novembre dernier.
Les protestations pourraient avoir un effet de contagion : « Les [syndicats agricoles] italiens et espagnols parlent également de manifestations », a déclaré la présidente du Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne (Copa), Christiane Lambert.
L’Union des agriculteurs slovènes a demandé à la nouvelle ministre de l’Agriculture, Mateja Čalušić, de satisfaire les demandes qu’ils avaient adressées au gouvernement lors des protestations du printemps dernier. « Il faut trouver des solutions, sinon les agriculteurs nous demanderont de suivre l’exemple des protestations allemandes », a déclaré le syndicat.
Plusieurs milliers d’agriculteurs et 1 300 tracteurs se sont rassemblés cette semaine à Vilnius, la capitale lituanienne, pour réclamer pendant deux jours de meilleurs prix, une baisse des taxes sur les carburants, une simplification de la réglementation et une interdiction de la traversée de leur pays par les céréales russes.
Courtiser un électorat important
À moins de cinq mois des élections européennes et de nombreuses élections nationales, les agriculteurs et producteurs agricoles contestataires attisent le feu de la campagne électorale. Les partis politiques courtisent déjà les agriculteurs pour remporter leurs voix.
L’agriculture est responsable de 11% des émissions de gaz à effet de serre en Europe. Dans le cadre de ce que l’on appelle le Green Deal, la Commission européenne a mis en place plusieurs projets sous la direction de von der Leyen. Cet été, par exemple, une loi sur la protection de la nature qui concerne également l’utilisation des terres agricoles a suscité un grand mécontentement. L’interdiction de pesticides autorisés dans d’autres parties du monde suscite aussi le mécontentement des agriculteurs.
Ce mécontentement constitue un problème croissant au Parlement européen. Le Parti populaire européen (PPE) conservateur, principal groupe parlementaire et dont fait partie von der Leyen, a souvent tenté d’édulcorer les textes agricoles, en arguant représenter les souhaits des agriculteurs. « Nous partageons les ambitions vertes, mais elles doivent être adaptées à la situation économique. Les prix agricoles baissent, les coûts explosent, une réglementation supplémentaire est donc de trop », a déclaré la députée PPE Anne Sander.
« Le centre-droit et l’extrême droite tentent de donner l’impression aux agriculteurs que ceux qui optent pour le changement vert sont contre eux », a déclaré le député européen Marques. Il a toutefois reconnu qu’il était nécessaire d’apporter un soutien aux agriculteur, d’autant plus que l’UE se prépare au débat sur ses ambitieux objectifs climatiques pour 2040, qui impliquent une décarbonisation coûteuse de l’industrie agricole.
Cette publication est hebdomadaire. Le contenu est basé sur des nouvelles des agences participantes au sein de la enr.