L’Union européenne est de plus en plus préoccupée par l’ingérence russe, perçue comme une campagne hybride plus vaste menée par Moscou pour affaiblir l’Occident.
S’exprimant mardi devant la commission spéciale du Parlement européen sur le Bouclier européen de la démocratie (BED, EUDS d’après son nom en anglais), le journaliste d’investigation bulgare Christo Grozev a souligné que la guerre hybride du Kremlin allait bien au-delà de l’espionnage et incluait le sabotage, les cyberattaques, la désinformation et l’orchestration du chaos.
Selon Grozev, ancien collaborateur du site d’investigation Bellingcat et aujourd’hui collaborateur du magazine Der Spiegel et du média en ligne The Insider, ces campagnes visent à semer le chaos et la confusion, ainsi qu’à propager la peur.
La guerre en Ukraine demeure un objectif majeur pour la Russie, mais des événements tels que les Jeux olympiques de Paris, les élections nationales en Roumanie, en Allemagne, en Moldavie et le scrutin européen de l’année dernière étaient également dans sa ligne de mire.
Lors de sa campagne de réélection l’année dernière, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est engagée à créer l’EUDS pour répondre à ces menaces. Le commissaire à la Démocratie, à la Justice, à l’État de droit et à la Protection des consommateurs, Michael McGrath, est désormais chargé de développer cette initiative. La Commission n’a pas encore officiellement publié de proposition politique.
Le Parlement européen a voté en décembre la création de cette commission spéciale, face aux craintes croissantes d’ingérence malveillante dans les processus démocratiques. Cette commission est chargée de proposer des solutions concrètes pour renforcer la résilience de l’Union face aux menaces hybrides.
Grozev s’est montré optimiste quant à la possibilité de combattre les visées russes. « Des cellules démasquées, des réseaux cartographiés et des espions condamnés démontrent que ces opérations peuvent être repoussées. Le succès repose sur la collaboration – entre journalistes et entre États », a-t-il souligné.
Quelles sont les menaces hybrides ?
Les menaces hybrides désignent un ensemble d’attaques non traditionnelles, telles que les cyberattaques ou la désinformation. Le terme générique de sécurité désigne les actions que des forces étatiques ou non étatiques utilisent pour nuire à d’autres pays sans mener de guerre ouverte. En règle générale, il est difficile, voire impossible, de les attribuer à un auteur précis.
Ces derniers mois, de nombreux pays européens ont signalé des dommages aux infrastructures, notamment des câbles de transmission de données sous-marins en mer Baltique, ainsi que des incendies criminels et des opérations sous fausse bannière présumées. Les enquêteurs pensent que la Russie est à l’origine de nombre de ces attaques.
« Les menaces hybrides fonctionnent comme des milliers de microbes individuels, à peine perceptibles, qui, dans leur ensemble, portent un coup brutal à notre démocratie et à nos infrastructures en Europe. »
Annalena Baerbock, ministre allemande des Affaires étrangères
La cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas, a déclaré dans un rapport annuel le mois dernier que « la manipulation et l’ingérence étrangères dans l’information constituent une menace majeure pour la sécurité de l’UE ». Le rapport indique avoir recensé l’année dernière des attaques de désinformation contre plus de 80 pays et plus de 200 organisations.
Avant la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN à Bruxelles en décembre, le ministre tchèque des Affaires étrangères, Jan Lipavský, a déclaré que 500 incidents suspects avaient eu lieu en Europe en 2024, dont près de 100 étaient imputables à la Russie.
Le chef de l’Alliance atlantique, Mark Rutte, a indiqué lors de la réunion que la Chine, l’Iran et la Corée du Nord étaient également impliqués dans des cyberattaques.

Serveurs perturbés… et élections aussi
Une cyberattaque courante repose sur un déni de service distribué (DDoS), qui vise à inonder un serveur de trafic internet et à tenter de le rendre inaccessible.
L’année dernière, le groupe de hackers prorusse NoName057(16) a lancé une attaque DDoS de ce type contre des institutions publiques et des secteurs stratégiques en Espagne et dans d’autres pays de l’OTAN considérés comme alliés de l’Ukraine. En Espagne, malgré le blocage temporaire de certains sites web, l’attaque a été contenue et aucun vol de données ni logiciel malveillant n’a été signalé.
Ce groupe hacktiviste a fait son apparition après le début de la guerre contre l’Ukraine, menaçant de riposter aux actions « antirusses » des pays occidentaux. En juillet, la Garde civile espagnole a arrêté trois personnes pour leur implication présumée dans ces attaques.
Selon les services de renseignement, la Russie a également souvent tenté d’interférer avec les processus démocratiques en Europe en tentant de perturber les élections.
Le rapport annuel 2024 du Service néerlandais de renseignement et de sécurité militaire (MIVD) a révélé cette semaine que des pirates informatiques russes avaient mené des cyberattaques contre des sociétés de transports publics et des sites web de partis politiques afin de perturber les élections au Parlement européen aux Pays-Bas, rendant ainsi le vote plus difficile pour les citoyens.
Selon le vice-amiral Peter Reesink du MIVD, les hackers ont également tenté d’accéder à des infrastructures essentielles aux Pays-Bas dans le but de perturber l’aide à l’Ukraine.
En Allemagne, quelques jours avant les élections générales de février, le ministère de l’Intérieur a averti que la Russie ciblait les électeurs avec une campagne de désinformation visant à soutenir le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) et à « détruire la confiance dans la démocratie ».
Cette campagne suggérait que l’AfD, proche de la Russie, était injustement traitée. Accusée d’entretenir des liens avec Moscou, le parti a appelé l’Allemagne à mettre fin à son soutien militaire à l’Ukraine.
Selon Philipp Schmädeke, directeur du Réseau universitaire d’Europe de l’Est (AKNO), les services de renseignement russes ciblent de plus en plus les organisations universitaires allemandes spécialisées sur l’Europe de l’Est. L’AKNO, qui a soutenu 1 200 personnes originaires de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine au cours des quatre dernières années, aide les scientifiques contraints de fuir la répression, les persécutions, les interdictions d’emploi et la guerre.
« L’objectif de ces opérations d’influence est de détruire la confiance dans la démocratie et de remettre en cause l’intégrité du processus électoral. »
Maximilian Kall, porte-parole du ministère allemand de l’Intérieur
En décembre, la Cour constitutionnelle roumaine (CCR) a annulé l’élection présidentielle dans ce pays, en raison de soupçons d’ingérence russe dans le scrutin, qui a vu le candidat d’extrême droite Călin Georgescu, soutenu par Moscou, remporter contre toute attente le premier tour.
Selon le Conseil suprême de la défense nationale (CSAT), la Roumanie a été la cible d’« actions d’un cyberacteur étatique » visant les technologies de l’information et de la communication utilisées dans le cadre du processus électoral.
A la suite de l’annulation du vote, l’Indice de démocratie 2024 publié par The Economist Intelligence Unit (EIU) a rétrogradé la Roumanie, la faisant passer de « démocratie défaillante » à « régime hybride », la ramenant à la 72e place mondiale, soit 12 places plus bas. Selon l’EIU, l’annulation du scrutin a également eu un impact négatif sur le score du pays en matière de pluralisme.
L’élection présidentielle en Roumanie est désormais prévue pour le 4 mai (premier tour) et le 18 mai (second tour).
Maintenir le voisinage de l’UE à distance
La désinformation et les théories du complot continuent également d’inonder le voisinage de l’UE, notamment en Moldavie, pays limitrophe de l’Ukraine, et en Macédoine du Nord, pays qui milite pour son adhésion à l’UE.
La Moldavie, l’un des pays les plus pauvres d’Europe, reste fortement dépendante du gaz russe. Cette ancienne république soviétique est profondément divisée entre factions pro-européennes et pro-russes. La présidente pro-occidentale Maia Sandu a été réélue pour un second mandat en octobre, mais l’UE a accusé la Russie d’ingérence « sans précédent » lors de ce scrutin afin de favoriser le candidat pro-Kremlin Alexandr Stoianoglo.
En Macédoine du Nord, les acteurs pro-Kremlin jouent sur les réseaux sociaux sur la désillusion, le scepticisme et la suspicion, selon le rapport « Influence étrangère en Macédoine du Nord » publié par le Conseil euro-atlantique du pays.
Le ministre des Affaires étrangères et du Commerce extérieur, Timcho Mucunski, a averti que la crédibilité de l’UE était en jeu et que l’élargissement était nécessaire pour empêcher la propagande russe. Il a notamment mis en garde contre les « acteurs malveillants » qui exploitent la frustration de la Macédoine du Nord face aux exigences constamment changeantes d’adhésion à l’UE.
Au total, neuf pays ont obtenu le statut de candidat à l’UE. Bruxelles surveille de près des pays comme la Serbie et la Géorgie, dont les gouvernements semblent se rapprocher de la Russie.
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VÉRIFICATION DES FAITS : Fausse couverture de journal sur la guerre en Ukraine
La désinformation concernant la guerre de la Russie contre l’Ukraine continue de se propager largement, non seulement dans ces pays, mais aussi dans les pays voisins d’Europe de l’Est et sur tout le continent.
Le mois dernier, le blogueur d’extrême droite Ian Miles Cheong a diffusé un faux message sur les réseaux sociaux, suggérant que le journal britannique Hull Daily Mail avait rapporté la mort de dizaines de milliers de soldats ukrainiens dans la région russe de Koursk, et imputant la responsabilité de ces pertes au président Volodymyr Zelensky.
L’équipe de vérification des faits de l’Agence France-Presse (AFP) a démenti ces allégations. Selon un porte-parole de Reach PLC, la société mère du Hull Daily Mail, la couverture du journal était créée de toutes pièces.
Lire l’intégralité de la vérification des faits ici : https://factcheck.afp.com/doc.afp.com.372Y6CV
Note de la rédaction : le paragraphe sur la Moldavie a été modifié pour préciser que le pays est limitrophe de l’Ukraine (et non de la Russie).
Cet article est publié deux fois par semaine. Son contenu est basé sur les informations des agences participant à l’ENR.