« En Pologne immense scandale touchant Macron qui fait la une de toutes les télés. Macron a offert au Pape un livre volé à la Pologne pendant la guerre datant de 1796. Evidemment pas un mot de cette affaire en France« , s’insurge un tweet partagé plus de 6.000 fois depuis le 25 octobre.

Les propos de ce tweet ont été repris sur des blogs, et dans d’autres tweets aux messages plus interrogatifs quant à la provenance du livre.

Capture d’écran Twitter, prise le 03/11/2022
Capture d’écran du site « information nationaliste », prise le 03/11/2022

De nombreux internautes polonais ont aussi relayé ces allégations, et elles ont également circulé en anglais. Certains ont partagé une image dudit livre, sur laquelle on peut voir un tampon indiquant, en polonais, « salle de lecture académique à Lviv« , ville située aujourd’hui à l’ouest de l’Ukraine mais qui a fait partie de la Pologne, où elle était considérée comme l’un des principaux centres culturels entre les deux guerres mondiales.

Un échange de cadeaux entre Emmanuel Macron et le pape François

Le 24 octobre, Emmanuel Macron, en déplacement dans la capitale italienne, s’est rendu au Vatican où il a été reçu par le pape lors d’une audience privée.

Selon l’Elysée, ce tête-à-tête a essentiellement porté sur la situation internationale, et plus particulièrement sur l’invasion russe de l’Ukraine. Le président français a évoqué une nécessité de « dialogue religieux » et le « rôle » que peut jouer l’Eglise catholique.

Emmanuel Macron et son épouse Brigitte Macron arrivent dans la cour de San Damaso au Vatican le 24 octobre 2022 pour une audience privée avec le pape François ( AFP / Ludovic MARIN)

C’est lors de cette rencontre qu’Emmanuel Macron a offert un livre au pape François, comme on peut le voir sur cette vidéo de l’AFP en portugais (à partir de 0:31).

Le média Vatican News, consacré à la communication officielle sur le Vatican et sur le pape, a également publié une photo de ce livre, « Projet de paix perpétuelle » du philosophe Emmanuel Kant, sur son compte Twitter.

Il indique aussi, photo à l’appui, que le pape François a de son côté « offert au président français une médaille de bronze, encadrée de marbre, représentant Saint-Pierre et la colonnade« .

D’un libraire parisien à l’Elysée

Interrogé par l’AFP au sujet de la provenance de l’ouvrage le 25 octobre 2022, l’Elysée a indiqué qu’il a été acheté à un libraire parisien spécialiste des livres rares et anciens, Patrick Hatchuel.

Ce dernier a confirmé auprès de l’AFP avoir vendu l’essai philosophique « Projet de paix perpétuelle » à l’Elysée avant la visite d’Emmanuel Macron au Vatican.

« L’histoire de ce volume montre qu’il ne peut pas venir d’une spoliation par les nazis. Je n’ai aucun doute à ce sujet et, étant de confession juive, je suis sensible à la question. Il vient d’une bibliothèque à Lviv, dont il est sorti quelque part entre 1850 et 1870, probablement à l’occasion d’une vente« , a-t-il assuré.

« Il arrive ensuite en France. Et il est à Paris vers 1900 chez un libraire à l’histoire bien connue, Lucien Bodin, qui était spécialiste d’ésotérisme. Une étiquette imprimée en atteste. La dernière provenance, c’est un collectionneur privé qui l’a acheté il y a un demi-siècle. Et son fils me l’a revendu« , a ajouté le libraire.

Patrick Hatchuel a indiqué « avoir fait un prix » à l’Elysée, inférieur au prix de catalogue de 2.500 euros, et affirme qu’il a été interrogé par le gouvernement polonais pour préciser la provenance du livre.

Il est possible de retrouver l’offre de vente pour ce livre (qui n’est donc plus disponible à l’achat au 3 novembre), émis par la librairie Hatchuel, sur le site de vente de livres AbeBooks.

La description qui accompagne l’ouvrage indique qu’il s’agit de « la première édition française, rare, en partie originale, imprimée sous les auspices de Kant lui-même et donnée immédiatement à la suite de l’édition allemande (octobre 1795) chez le même éditeur Frédéric Nicolovius« .

Capture d’écran du site « AbeBooks », prise le 28/10/2022

La description fait aussi mention de la présence d’un « cachet ancien (fin XIXe) sur le titre : ‘Czytelnia Akademicka we Lwowie’ (Lviv aujourd’hui), avec cote de bibliothèque » et d’une « petite étiquette : ‘L. Bodin, librairie…’ au contre plat (Lucien Bodin, 43, Quai des Grands-Augustins, libraire spécialisée en sciences occultes, vers 1900)« .

De Lviv à Paris

La « Czytelnia Akademicka we Lwowie » (que l’on peut traduire par « salle de lecture académique de Lviv« ) était une bibliothèque gérée par une importante organisation d’étudiants, active entre 1867 et 1939, a expliqué à l’AFP l’historienne polonaise Ewa Bukowska-Marczak, qui a travaillé sur ces organisation et bibliothèque étudiantes.

Selon elle, le cachet figurant sur le livre offert au pape est l’un des premiers utilisés par la « Czytelnia Akademicka we Lwowie« , et le numéro 784 qui figure au bas du livre, confirme selon elle qu’il s’agit de l’un des plus anciens de cette bibliothèque.

L’historienne précise qu’il est difficile de déterminer précisément comment le livre a pu se retrouver en France par la suite, mais qu’il a « vraisemblablement été acheté, ce qui était courant a l’époque » car comme d’autres bibliothèques, « la ‘Czytelnia Akademicka we Lwowie’ revendait ses livres pour en acheter d’autres« .

Selon Patrick Hatchuel, c’est une « étiquette imprimée«  figurant sur le livre qui permet d’attester que ce dernier était bien présent en France, dans la librairie Bodin, depuis la fin du XIXème siècle. L’AFP a demandé au Vatican une photographie montrant cette étiquette, mais n’avait pas reçu de réponse au 3 novembre.

Une partie de cette étiquette est néanmoins visible sur une photo de l’ouvrage, tweetée par le ministre polonais de la culture Piotr Glinski. Interrogé sur l’origine de cette image, le ministère de la Culture polonais n’a pas répondu à l’AFP.

Capture d’écran Twitter, prise le 03/11/2022

En revanche, Patrick Hatchuel a confirmé que cette photo a été prise le 19 octobre dans sa librairie, précisant que la main qui y figure est celle de son assistante. Il explique avoir alors été contacté par le ministère polonais afin de donner des explications sur le parcours de ce livre, et a transmis à l’AFP la photo originale.

En effectuant une recherche sur Google à l’aide de mots-clés (dont « L. Bodin« , « Lucien. Bodin, libraires parisiens » et « Lucien Bodin, 43, Quai des Grands-Augustins« ), l’AFP a pu retrouver des étiquettes avec ce nom figurant sur d’autres livres dont des images sont disponibles en ligne, comme ici ou .

Une comparaison avec la partie de celle visible sur la photo tweetée par le ministre de la culture polonais permet de remarquer des similitudes entre ces étiquettes : on retrouve sur l’une d’entre elles les bordures rouges de celle du livre offert au pape François, mais elle semble avoir été remplacée par une autre étiquette aux bords bleus collée au-dessus, sur laquelle figure également le nom de Lucien Bodin et une adresse.

Comparaison des cachets la librairie de Lucien Bodin. A gauche : la photo prise le 19 octobre 2022 par Patrick Hatchuel. A droite : des captures d’écran de livres montrant des étiquettes de la librairie disponibles en ligne.

Patrick Hatchuel a par ailleurs estimé qu’elles correspondent bien celle figurant sur le livre vendu à l’Elysée. « Clairement, à cent pour cent, l’étiquette rouge en forme de carré biseauté, sur laquelle une autre étiquette du libraire en forme de livre ouvert avec une autre adresse a été collée, est la même qui figure sur le livre vendu a l’Elysée. On y découvre le début de l’adresse spécifiée dans la description de l’offre de vente (43, Quai des Grands-Augustins) ainsi que la première lettre « L » du prénom et « B » du nom du libraire Lucien Bodin« , a-t-il détaillé le 28 octobre à l’AFP.

Lucien Bodin, éditeur parisien jusqu’au début du XXème siècle

Lucien Bodin, n’a pas été que vendeur de livres, il a aussi été éditeur d’ouvrages spécialisés dans les sciences occultes. Il a notamment édité une revue bimensuelle nommée « Echo du Monde Occulte« , les « Cours pratique d’Alchimie » en 1904 ou encore « Les Entretiens Idéalistes » en 1906.

Ses activités d’édition sont bien connues des chercheurs de l’IAPSOP, une organisation privée basée aux Etats-Unis, qui s’occupe de numériser des périodiques dédiés aux sciences occultes publiés entre le Congrès de Vienne (1815) et le début de la Seconde Guerre mondiale.

Contacté par l’AFP au sujet des étiquettes présentes en ligne, un membre de l’IAPSOP a confirmé que les ouvrages passés par la librairie Bodin ont pu recevoir deux types d’étiquettes.

« Bodin utilisait l’étiquette libellée ‘rue de Christine » dès 1865, puis dans les années 1870, 1880, 1893, 1896, et après cette date, celle avec l’adresse de 43, Quai des Grands-Augustins. Puis, vers 1903, de nouveau celle avec ‘5, rue Christine, Paris’« , a expliqué à l’AFP Pat Deveney de l’IAPSOP le 27 octobre.

Il est possible de retrouver ces deux adresses figurant sur des livres associés à la librairie Bodin disponibles en ligne (1,23,4). Il semble que le libraire ait eu des activités à ces deux endroits.

Si Lucien Bodin a été actif à ces adresses dans la seconde moitié du XIXème siècle et au début du XXème siècle, ses activités semblent néanmoins avoir cessé après le début du XXème siècle.

Les catalogues présents à la Bibliothèque Nationale de France (BNF) faisant état de l’activité de la librairie Bodin s’arrêtent à l’année 1910. Pour recevoir le cachet de la librairie, l’ouvrage a donc bien dû arriver en France depuis la Pologne avant la Seconde guerre mondiale.

Selon Patrick Hatchuel, Lucien Bodin, après avoir acquis le livre à la fin du XIXème siècle, a ensuite vendu le livre à un collectionneur privé à Paris. Après le décès de ce dernier, son fils l’a vendu à la librairie Hatchuel, qui à son tour a vendu le livre à l’Elysée en octobre dernier, avant la visite d’Emmanuel Macron au Vatican. Le livre n’a donc pas quitté la France depuis, et n’a ainsi pas pu faire partie des biens culturels polonais spoliés par le régime nazi.

Des collections polonaises volées pendant la Seconde Guerre mondiale

La ville de Lwów (ou Lviv en français), aujourd’hui située à l’ouest de l’Ukraine, a été sous la domination de l’Autriche, puis de l’Empire austro-hongrois entre 1772 et 1918. Après la chute de ce dernier en 1918, Lviv a été incorporée à la Pologne. Entre les deux guerres mondiales (1918-1939), elle a ainsi été la deuxième ville la plus importante de Pologne.

En 1939, elle a été occupée par l’armée soviétique, puis à partir de 1941 par l’armée allemande, avant de revenir sous occupation soviétique en 1944. Après l’intégration de Lviv à l’URSS en 1945, ses habitants polonais, ainsi que certains biens culturels (dont les collections de livres de l’Ossolineum, l’une des plus grandes bibliothèques scientifiques de Pologne) ont été transférés à Wroclaw, une ville allemande incorporée à la Pologne après la guerre.

La bibliothèque Ossolineum possédait dans sa collection certains livres ayant appartenu autrefois à la « Czytelnia Akademicka we Lwowie« , qui portent les mêmes cachets de la bibliothèque gérée par des membres de l’organisation universitaire.

Selon Dorota Sidorowicz-Mulak, la directrice adjointe de l’Institut national Ossolinski, dont dépend la bibliothèque Ossolineum, le livre offert au pape François par Emmanuel Macron a quitté la Pologne depuis plus d’un siècle. « La présence de l’étiquette [de la librairie Bodin] prouve que ce livre était en la possession d’un libraire français, dont l’activité remonte à la fin du 19ème et le début du 20ème siècle« , a-t-elle indiqué à l’AFP le 27 octobre.

Selon elle, il est « très improbable » que le livre se soit ensuite de nouveau retrouvé à Lviv, avant d’être volé par le régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale.

« Pas une perte de guerre polonaise », selon les autorités

La question des biens culturels polonais pillés pendant la Seconde Guerre mondiale reste un sujet délicat en Pologne. Début septembre, la Pologne avait en effet demandé à l’Allemagne de « négocier » des réparations liées à la Seconde Guerre mondiale, estimant que le montant financier de ses pertes s’élèverait à 1.300 milliards d’euros.

De nombreux médias polonais ont relayé les interrogations concernant la provenance du livre offert par Emmanuel Macron au pape. Le ministre polonais de la la culture Piotr Glinski a ainsi démenti sur Twitter le 26 octobre le fait que ce livre puisse avoir été volé par le régime nazi.

« Nous avons établi la provenance du livre en coopération avec ZN Ossoliński et avec la partie française. Tout indique que le livre était déjà en France au tournant des XIXème et XXème siècles« , avait-il écrit. « Contrairement à ce que prétendent certains médias (…), l’œuvre n’est pas une perte de guerre polonaise« , ajoutait-il dans un deuxième tweet.

En France, contrairement à ce qu’indiquent les publications sur les réseaux sociaux, de nombreux médias ont également consacré des articles à cette histoire, comme Le ParisienRFI, le HuffPost20 MinutesTF1L’Alsace, ou encore Europe 1, s’appuyant pour certains sur une dépêche de l’AFP.

Capture d’écran du site de RFI, prise le 03/11/2022
Capture d’écran du site de 20 Minutes, prise le 03/11/2022

Capture d’écran du site de TF1, prise le 03/11/2022
Capture d’écran du site d’Europe 1, prise le 03/11/2022

Capture d’écran du site d’Europe 1, prise le 03/11/2022

Maja Czarnecka

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Traduction et adaptation :

Claire Line NASS

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